Après avoir repoussé ce moment deux jours de suite, j’ai fini par m’y soumettre. D’impérieux motifs ont gagné : curiosité et chaleur réunies, sensation d’enfermement ou besoin d’un mouvement autre que celui de mes bras modelant et tressant, de mes cuisses enserrant et fixant, de mon corps trop longtemps ramassé sur l’œuvre en devenir, de mon « travail » jamais au repos – comme dirait Marilyn lorsque je lui annonçai le contenu de mes prochaines « vacances », en fait une autre façon de travailler... pour toujours innover, progresser, ou simplement exister !
Je ne connaissais pas bien le chemin pour m’y rendre, alors, lorsque j’ai croisé Karen sur la route, je me le suis fait confirmer. J’avais un repère visuel d’une escapade hivernale incomplète et prometteuse. Mais jamais par ce bout là. Quelques tatonnements, un peu de patience et beaucoup de crapahutage au travers des rochers m’y conduisirent enfin. Une trouée dans le déval de la rivière, un replat arrosé de courtes cascades mais suffisantes pour s’y raffraîchir avec plaisir. Cependant, un malaise perceptible, déjà ressenti dans le creux de la Taraillette, m’y accompagnait, en réduisant le charme. Sans doute le ciel trop loin et les arbres encerclant ce fond creusaient encore cette impression.
Quelque chose a bougé, attirant mon attention. Sur le rocher, une libellule d’un bleu électrique avançait péniblement. A intervalles réguliers, elle secouait ses quatre ailes devenues opaques qui refusaient désormais de la porter. Elle était en train de mourir. Je la regardai un long moment marcher, frissonner, se renverser, remonter, recommencer sa marche désespérée. Et j’admirai en les encourageant ces efforts constants pour aller jusqu’au bout de la vie, avant de la voir s’immobiliser les ailes fermées, résignée.
Alors, j’ai repensé à ce qui m'avait trotté par la tête toute la journée : « Finir ce que tu commences ». Juste parce qu’en regardant l’allure des pièces nettoyées hier, je ne voyais plus trace du rangement que j’y avais mené. Le constat de ma façon d’être ici avec les objets ; je cherche, fouille, trouve… et laisse en attente ce qui est déplacé. Au lieu de remettre en place. J’attends et j’occupe le territoire qui s’en trouve transformé, emprunté., faisant ma trace en remplissant l’espace. Ai-je vraiment besoin de cette habitude pour être vue par moi-même, quand je m’applique chez autrui à ce que rien ne dépasse ? Ranger immédiatement ce que je dérange, terminer le geste commencé ne me contraindrait–il pas à faire un choix plus draconien de mes priorités ? Sans doute est-ce parce que je n’aime pas choisir que j’agis ainsi…
L’orage gronde, tonne, éclate sous un ciel noir, l’eau ruisselle : je me sens bien.
Commentaires
J'ai la même conception du non-rangement...Et curieusement ça me sécurise d'avoir les choses en désordre autour de moi...